Entretien avec l'équipe artistique

« Électre / Oreste » d'Euripide. Version scénique et mise en scène Ivo van Hove. Du 25 octobre au 16 février 2020, Salle Richelieu.

ENTRETIEN AVEC IVO VAN HOVE mise en scène, JAN VERSWEYVELD scénographie, AN D'HUYS costumes, ERIC SLEICHIM musique, et BART VAN DEN EYNDE dramaturgie

Laurent Muhleisen. Vous présentez une version scénique de deux pièces d’Euripide. Pourquoi, des trois tragiques grecs ayant abordé l’histoire des Atrides, avoir choisi cet auteur en particulier ?

Les pièces d’Euripide sont d’une brutalité et d’un réalisme presque contemporains.

Ivo van Hove

Ivo van Hove. Les sujets qu’il aborde, les histoires qu’il raconte sont très connus, mais il le fait d’une manière très différente d’Eschyle ou de Sophocle. Euripide s’intéresse davantage aux émotions et à la psychologie des personnages. Il situe l’intrigue d’Électre dans un monde rural, aux abords de la ville, loin du centre politique. La fille d’Agamemnon et de Clytemnestre a été bannie, elle vit en exil et a été donnée en mariage à un laboureur. Elle a une conscience aiguë de ne pas vivre selon le rang auquel sa naissance lui donne droit, et d’être oubliée. La situation d’Oreste est différente. Il est lui aussi banni d’Argos, mais vit son exil dans le luxe, dans le palais d’un roi. Néanmoins lui aussi se sent mal traité.

Les points de départ du frère et de la sœur divergent donc mais leur but reste le même : la vengeance. Pour moi, il s’agit là d’une histoire d’aujourd’hui.

Ivo van Hove

Bart Van den Eynde. Nous avions déjà pensé, dans un autre contexte, à mettre en scène l’Électre d’Euripide. Nous étions fascinés par sa manière de raconter cette histoire pour plusieurs raisons. D’abord, le portrait psychologique qu’il fait d’Électre est d’une finesse sans précédent : c’est une paria qui appartient à l’élite, qui est la fille du roi, cet aspect-là est totalement absent des versions précédentes. Ensuite, il y a l’obstination avec laquelle Électre attend le retour de son frère. Cela suspend le temps, l’enferme dans une attente qui la traumatise. Euripide l’évoque avec force : il choisit de montrer son exil dans la boue, hors de la ville, son mariage forcé avec un paysan, la provocation avec laquelle elle accepte sa condition, la démonstration incessante de cette humiliation (la boue, sa tête rasée comme celle d’une esclave, ses vêtements déchirés… comme un cri contre l’injustice des dieux et de l’univers). Avec Ivo, nous avions donc d’abord le désir de mettre en scène Électre. Notre première idée était de partir de trois facettes radicalement différentes du personnage : celle qui est en veille, qui attend son frère, celle qui devient un ange vengeur à son retour, et une troisième, celle qui émerge après la vengeance, après que ce but ultime a été atteint. Cette troisième Électre était une énigme : à quoi ressemblerait une femme qui viendrait de tuer sa propre mère ? C’est la question essentielle que pose le texte, le pari de tout le processus de répétition et un véritable défi pour la comédienne.
Quand il a été question de revenir mettre en scène une pièce à la Comédie-Française, cette idée avait évolué. Dans plusieurs de ses spectacles, Ivo avait déjà réuni plusieurs pièces d’un même auteur (Les Tragédies romaines et Kings of War sont des juxtapositions de trois textes de Shakespeare). Cela permet d’aborder avec plus de complexité l’univers d’un auteur et de proposer un reflet encore plus percutant de notre société.

Électre et Oreste montrent comment, dans la tête des personnages, le salut n’est accessible qu’en choisissant le chemin de la violence radicale. Réunir ces deux textes en une pièce, c’est accélerer ce processus, animé par une rage et une férocité extrêmes, et montrer comment s’opère la radicalisation.

Bart Van den Eynde

Laurent Muhleisen. C’est votre deuxième spectacle à la Comédie-Française ; votre souhait est qu’il constitue avec le précédent – Les Damnés– un diptyque. En quoi le texte de Visconti et ceux d’Euripide se font- ils, à votre avis, écho ? Quelle place y occupe la tragédie ?

Ivo van Hove. Dans Les Damnés, on trouve deux jeunes hommes, Martin (Christophe Montenez) et Günther (Clément Hervieu-Léger) ; ce sont d’abord des personnages totalement a-politiques, qui vont devenir des fascistes pour des raisons purement personnelles. À aucun moment ils ne croient à l’idéologie nazie. Ce processus de radicalisation est le problème central de la mise en scène d’Électre / Oreste. La fin des Damnés est le point de départ d’Électre / Oreste.

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Bart Van den Eynde. Dans Les Damnés, Visconti dénonce un système de violence qui anéantit tout sur son passage en montrant la soumission et la destruction de l’ensemble des sphères sociétales (économiques, culturelles, éthiques) engendrée par des forces politiques. C’est une analyse structurelle et radicale d’une plus large dégradation : celle du libéralisme. Les pièces d’Euripide ne se focalisent pas sur ceux qui sont au pouvoir, mais sur ceux qui en sont rejetés, ceux qui n’en ont pas et qui n’ont donc pas accès à une utilisation légitime de la violence. Ils sont des exilés, impuissants dans une société où l’État revendique le monopole de la violence.

Laurent Muhleisen. Électre et Oreste, la sœur et le frère exilés, sont animés par une même haine. Comment le processus de leur « passage à l’acte » se met-il, selon vous, en place ? Quel rôle y joue le personnage de Pylade ?

Ivo van Hove. Malgré leurs conditions de vie très différentes au cours des quinze années qui les séparent du meurtre de leur père, Électre et Oreste ressentent le même sentiment d’injustice. Ils souffrent des conséquences du mal commis par leur mère et son amant. C’est en tout cas leur point de vue…
Dans ce contexte, Pylade est un personnage intéressant. Prince héritier, il se joint à Oreste pour des raisons, disons, romantiques. Il souffre d’un manque d’identité propre ; participer au plan d’Oreste lui donne un but dans la vie ; il a le sentiment d’exister. N’oublions pas que son projet est de tuer Hélène, elle-même une mère. C’est dans la vengeance qu’il trouve l’amitié, une famille, un nid.

Bart Van den Eynde. Électre n’est pas seulement une exilée à laquelle on refuse ses droits de naissance, elle est une paria : une princesse jetée dans la boue. Elle a perdu son père, qu’elle adorait, de la main d’une mère qui la trahit une seconde fois en lui préférant son jeune amant. Oreste n’a jamais vraiment connu ses parents, il a été mis à l’écart, en sécurité, très jeune. Il a été élevé à la cour de Phokis. Bien qu’il y vive dans le luxe, lui aussi est un exilé : il n’a pas sa place à Phokis, il n’y a aucun droit et il est complètement dépendant de l’hospitalité d’étrangers.
Leurs positions de départ sont très différentes, mais Électre et Oreste partagent le même sentiment d’exclusion, la même impression de ne pas être à leur place, la même impuissance du dépossédé, la même conviction naissante que seule la violence (illégitime), jusqu’au meurtre, peut changer cela, et, enfin, les mêmes œillères (le même aveuglement) qui leur permettent d’ignorer toutes les conséquences tragiques de leurs actes.
Lorsqu’ils se retrouvent, ce sont tout de suite des âmes sœurs liées par le même destin : ils ont trouvé une attache et partagent un but. La vacuité de leurs anciennes vies s’est miraculeusement envolée.
Le frère et la sœur partagent un lien exclusif et un but ultime qui parlent tout de suite à Pylade, lui qui possède tout, et rien à la fois. En intégrant le groupuscule, il gagne simultanément de la grandeur, de l’urgence et une direction.
Oreste veut tuer l’usurpateur de son trône, Électre les assassins de son père. Pylade, lui, veut appartenir à un groupe, faire quelque chose qui a du sens. Ensemble, ils vont tout enflammer de leur rage, lancer une tempête de destruction.

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Laurent Muhleisen. Plus Électre et Oreste se « radicalisent », plus leur rage augmente, et plus les options qui se présentent à eux semblent étroites. Votre spectacle est-il aussi une critique de la radicalisation ? L’issue d’une série d’actes violents est-elle forcément fatale ?

La violence fait partie de chaque être humain ; le mal est en nous. La violence, c’est l’urgence de détruire l’autre, celui qui n’est pas comme nous. L’autre est l’ennemi.

Ivo van Hove

Laurent Muhleisen. Votre espace scénique est composé de trois éléments majeurs : un sol de boue, une « boîte noire » et des jeux de percussions. Quelles fonctions occupent-ils et comment s’articulent-ils avec votre récit ?

Jan Versweyveld. Les deux pièces d’Euripide se déroulent dans deux espaces différents : Électre se situe dans un monde rural, l’héroïne étant mariée avec un paysan. Oreste en revanche se joue en face du palais, dans la ville d’Argos. J’ai choisi de faire de ces deux lieux un seul espace, au milieu duquel se trouve une boîte noire flanquée d’une porte par laquelle on entre et sort.

Ivo van Hove. L’intérieur de cette boîte représente une sorte de trou noir dans lequel on disparaît. On peut également monter sur cette boîte, comme on pourra le voir à la fin du spectacle. Pour pénétrer dans cet espace, on n’a pas d’autre possibilité que d’emprunter un pont, très étroit, sur lequel on peut toutefois se croiser. Il donne l’impression d’être suspendu en l’air, de sorte que les personnages semblent parfois flotter, prêts à s’évanouir dans l’atmosphère. Le but est de ne pas fermer l’espace ; l’espace brut de la scène joue un rôle, il fait partie de la scénographie. Enfin, deux espaces, l'un à jardin, l'autre à cour, accueillent des percussionnistes.

Jan Versweyveld. On ne verra que deux couleurs sur scène : le noir, couleur de la boîte, et le brun foncé, couleur du sol, de la boue qui le recouvre. Cette boue symbolise la situation des trois jeunes gens, Électre, Oreste et Pylade, une situation sans espoir, où toute vie future est inenvisageable. Mais elle ne constitue pas seulement un sol sur lequel les personnages marchent : elle peut les avaler, les faire disparaître. C’est le cas d’Oreste dans la deuxième partie du spectacle, lorsqu’il est face au palais d’Argos. C’est sa sœur qui l’a placé là, pour accuser ceux qui sont à l’intérieur. Mais comme il est recouvert de boue, il est en quelque sorte invisible.

Le noir de la boîte détonne au milieu du brun très foncé du reste du décor. Mais l’espace est ouvert, comme le souligne Ivo ; plus qu’un décor, c’est un paysage.

Jan Versweyveld

Laurent Muhleisen. Dans l’élaboration du projet de mise en scène d’Ivo van Hove, qu’est-ce qui a motivé l’utilisation de timbales ? Comment la partition écrite pour les instrumentistes s’inscrit-elle dans la structure du spectacle ?

Eric Sleichim. Le quatuor de percussionnistes se partage une instrumentation acoustique et électronique.
Deux musiciens jouent chacun de quatre timbales d’envergures différentes et diverses percussions, alors que les deux autres musiciens jouent de la guitare électrique, batterie électronique et d'un marimba électronique qui génère de multiples échantillons sonores.

Le choix des timbales comme instrument « principal » s’est imposé d'abord par la noblesse de leur son : elles peuvent être accordées et donc avoir une fonction mélodique, mais aussi par leur magnifique apparence de grand futs en cuivre martelé qui accentue le côté rituel.

Eric Sleichim

Les timbales se conjuguent avec d’autres instruments de percussion tels que les tamtams (gongs très riches en harmoniques), bols tibétains, crotales, crécelles, tuyaux harmoniques et flûtes.
La présence du quatuor et ses interventions musicales s’inspirent des ensembles musicaux des théâtres Nô, Kabuki et Bunraku. Une présence quasi constante qui nourrit le récit sans pour autant en accentuer systématiquement les tournures dramatiques.

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Laurent Muhleisen. Vous élaborez les costumes du spectacle d’Ivo Van Hove Électre / Oreste. Quels sont les principes qui ont guidé votre travail ?

An D’Huys. Je me suis inspirée de deux cinéastes. De Pier Paolo Pasolini, notamment pour son film Medea, et d’Andreï Tarkovski, de Stalker comme de ses autres films. Ce sont surtout les couleurs que l’on y trouve qui m’ont inspirée. Elles distinguent clairement le monde des puissants, du côté de Medea, de celui des exclus dans Stalker. Le premier est celui dans lequel évolue Oreste, sa grande richesse est marquée par le bleu roi dont sont vêtus les personnages. Le second est celui dans lequel a été placée Électre : c’est un milieu rural, très pauvre et ceux qui y vivent portent des vêtements bruns, gris, très ternes.

Le contraste entre ces deux mondes est très fort, il s’agit d’une véritable confrontation. C’est pour cela que j’ai choisi deux modèles différents : des costumes modernes pour habiller les puissants, les riches, et des costumes intemporels pour habiller les parias, les exclus.

An D’Huys

Propos recueillis par Laurent Muhleisen
Conseiller littéraire de la Comédie-Française

  • Photos : © Jan Versweyveld
Article publié le 30 septembre 2019
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